Association Française des Professeurs de Chinois

POÉSIES DE
L'ÉPOQUE
DES THANG


    I.
1. Introduction
2. Antiquité
3. Pré Thang
4. Thang
    II.
1. Langue
2. Prosodie
3. Stylistique
4. Conclusion
    Poésies de
1. LI-TAÏ-PÉ,
2. THOU-FOU,
3. AUTRES,
4. AUTRES 2.

Poésies de l’époque des Thang

traduites du chinois et présentées
par le Marquis d'Hervey-Saint-Denys

L’art poétique et la prosodie chez les Chinois

II. 1. La langue chinoise

Deux langues distinctes, la langue parlée et la langue écriteLes premiers caractères de formation complexe furent composés d’après une méthode purement idéographique.Un grand nombre de signes renferment, à côté de leur symbole idéographique, des éléments phonétiques.

Tout, dans l’organisation de la société chinoise, semble tendre vers un même but, l’immutabilité. La langue chinoise, grâce à ses caractères, est assurément celle de l’univers qui a le moins changé. Peut-être est-ce la seule des premiers âges qui soit encore vivante.

Peu de personnes, parmi nous, se font une idée nette du mode de la transmission des pensées employé dans les livres chinois. Accoutumé qu’on est en Europe à des alphabets dont l’office est uniquement de reproduire les modulations de la parole, on n’imagine guère un système complet d’écriture combiné de manière à transmettre directement la pensée, sans passer par l’intermédiaire des sons. C’est cependant ce que l’on voit en Chine, où le signe , par exemple, éveille immédiatement l’idée de richesse, sans porter en lui-même aucun élément de prononciation. L’unité du langage est dès lors assurée comme sa fixité. Les modifications que les siècles feront inévitablement subir aux formes de la langue parlée ne pourront atteindre que faiblement les monuments du langage écrit, et bien qu’il soit à peu près certain qu’un contemporain de Meng-tseu aurait quelque peine à se faire comprendre aujourd’hui dans une conversation verbale, les ouvrages de ce célèbre philosophe sont toujours entendus par des lettrés modernes sans de très grandes difficultés. [A part certains termes relatifs aux arts et aux sciences, la presque totalité des groupes graphiques, ou caractères, qui composent encore aujourd’hui la langue écrite, existait déjà du temps où les matériaux des King furent réunis par Confucius. Nourris de la lecture de ces livres sacrés, les lettrés chinois des siècles postérieurs ont toujours su se contenter des dix mille caractères, environ, qu’on y rencontre. Les néologismes même, auxquels on a dû recourir pour rendre des idées nouvelles, ne se sont point formés par la création de nouveaux signes, mais seulement au moyen de périphrases formées avec des caractères anciens. C’est ainsi qu’un télescope s’est appelé thsien-li-yen, un œil de dix mille li ; le kaléidoscope, thsien-hoa-king, le miroir des dix mille fleurs ; une horloge tseu-ming-tchong, la cloche qui sonne d’elle-même, etc.]

Comment les sourds-muets que nous voyons lire couramment dans nos livres sont-ils donc parvenus à ce prodigieux résultat ? Nos lettres et les groupes qu’elles forment ne peuvent avoir pour eux aucune valeur phonétique, puisqu’ils n’ont pas la moindre idée du son. Il faut qu’ils en retiennent les configurations diverses uniquement par la mémoire des yeux. Ils apprennent donc le français comme les Chinois apprennent leur langue écrite, avec cette différence toutefois qu’ils ont à surmonter des difficultés bien plus grandes ; un langage combiné tout exprès pour la vue offrant naturellement à la mémoire des yeux mille secours qu’elle ne saurait trouver dans une langue formée pour les oreilles. Aussi le principal obstacle dans l’étude du chinois n’est-il pas celui qui frappe le plus vivement les imaginations européennes, à savoir l’existence d’autant de signes qu’une langue parlée peut avoir de mots. Les grandes difficultés sont surtout dans le tour des phrases, dans une concision extrême, dans le rôle élastique de certains caractères qui ne sont à proprement parler que des racines ; quant à la multiplicité des signes, elle ne fait que remplacer la multiplicité des mots. C’est la mémoire des yeux substituée à la mémoire de l’ouïe.

Voilà donc deux langues distinctes, la langue parlée et la langue écrite ; c’est ce qu’il importe tout d’abord de bien constater. En politique, les conséquences d’un pareil système seront facilement saisies, savoir lire et écrire demeurant une science à part, et le pouvoir appartenant exclusivement à la classe des lettrés. Au point de vue littéraire, il résultera de ce double langage des beautés comme des défauts qu’on ne pourrait rencontrer ailleurs.

Examinons parallèlement les deux instruments, voyons quels sont leur mécanisme et leurs ressources, quelle influence ils ont exercée l’un sur l’autre, et quel rôle ils jouent respectivement, dans les productions littéraires.

Tous les mots de la langue parlée sont monosyllabiques ; véritables racines indéclinables, ils doivent uniquement leur valeur relative à la place qu’ils occupent dans le discours.

Les signes de la langue écrite représentent directement des idées et non point des sons. Chaque signe forme un groupe isolé. Les groupes sont d’égale dimension, quel que soit le nombre de traits qui les composent.

Par la variété des tons et des accents, par l’aspiration dans certains mots qui ont pour initiales les consonnes K, T, P, CH, les monosyllabes de la langue parlée arrivent à former de 1 400 à 1 500 modulations bien distinctes [dans son Essai sur la langue chinoise, le père Cibot en compte 1 445, et fait remarquer que chacun de ces monosyllabes, jouant tour à tour le rôle de verbe, d’adverbe, de substantif, etc., le nombre des mots est beaucoup plus considérable]. Cette variété de sons a dû suffire longtemps aux besoins d’un peuple agriculteur, puisqu’il est constant qu’au siècle où nous sommes, le nombre des mots usités dans la conversation entre gens instruits (quand ils n’abordent point de questions techniques) ne dépasse guère trois ou quatre mille.

Les premiers signes de la langue écrite, devenus depuis sous le nom de pou, ou radicaux, des chefs de famille derrière lesquels se sont successivement groupés tous les caractères de formation postérieure, furent originairement la représentation grossière des objets et des symboles les plus élémentaires, résumant les premières notions d’un peuple au berceau : le soleil, la lune, l’homme, la femme, l’eau, le feu, la montagne, le cœur, la hache, le couteau, etc. Ces caractères primitifs, remarquons-le bien, ne renfermaient encore aucun élément phonétique ; devenu plus tard figurait le soleil ; plus tard figurait la lune ; aujourd’hui la montagne, etc. ; mais rien n’indiquait le son correspondant à ces mots dans la langue parlée.

Quand les types primitifs, radicaux et élémentaires, atteignirent un nombre que M. Abel Rémusat croit pouvoir fixer approximativement à deux cents, d’après les recherches qu’il a faites [Abel Rémusat, Grammaire chinoise, p. 1. — Le Dictionnaire de Khang-hi admet 214 radicaux pour la classification de tous les caractères de la langue écrite], on commença à réunir ensemble, dans un même groupe, plusieurs radicaux dont la combinaison pouvait éveiller des idées nouvelles, soit que quelques-unes des images passassent directement du sensible au figuré pour exprimer par convention des choses intellectuelles et abstraites, soit qu’on eût recours aux relations qui naissent de l’analogie, de la métaphore et des allusions. Les premiers caractères de formation complexe furent ainsi composés d’après une méthode purement idéographique.

On réunit le signe de l’œil à celui de l’eau pour désigner des larmes . On associa l’image de la femme à celle de l’enfant pour symboliser l’idée de bonté, de tendresse profonde. Soleil et lune réunis signifièrent lumière ; bouche et oiseau chant d’oiseau . Placé entre deux portes le cœur signifia tristesse ; en présence d’un champ il signifia penser . Clef rationnelle de toutes les passions, le cœur fut la racine graphique de presque tous les premiers caractères composés destinés à transmettre des idées métaphysiques, comme les caractères primitifs représentant l’eau, la terre, l’arbre, l’artisan, l’oiseau devinrent autant de radicaux, pour la multiplication des signes composés en rapport d’affiliation directe avec leur signification respective. [On lira peut-être avec intérêt la façon dont un écrivain chinois renommé, Han-fei-tseu, expose lui-même l’origine des caractères : « L’homme, dit-il, voyant les objets sensibles, en conserva le souvenir par la représentation de leurs figures que son imagination lui retraçait, et qui les distinguait les unes des autres dans son esprit. Pour s’assurer la possession et la jouissance de ce souvenir, il dessina leur image, qui le lui rendait, quand il fixait les yeux sur elle. Comme les choses spirituelles, intellectuelles et abstraites n’ont point de figure, et qu’il est d’autant plus intéressé à s’en assurer un souvenir que rien autour de lui ne réveille directement, il y suppléa par les images des choses sensibles ou corporelles, préférant les images des choses qui avaient quelque analogie ou quelque rapport avec elles, et y ajoutant des traits particuliers pour avertir son esprit par les yeux, qu’elles n’étaient que des signes sensibles de choses invisibles. Une observation, une découverte, une addition conduisirent à une autre. Il assembla plusieurs de ces images et de ces signes, il les assortit, les combina, et vint peu à peu à lier par elles divers souvenirs, puis ses pensées, ses projets, et enfin à les communiquer aux autres. La convention en étendit et fixa l’usage. Les sages dirigèrent les progrès de cette invention et les conduisirent jusqu’au beau système de nos caractères. »]

L’étymologie d’un très grand nombre de ces composés nous échappe, car mille circonstances, depuis longtemps insaisissables, ont dû présider à leur formation ; mais il en est beaucoup aussi dont l’esprit saisit rapidement les combinaisons ingénieuses ; et, sans empiéter sur ce que j’aurai à dire plus loin du parti que les poètes en ont su tirer pour certains artifices de style, on comprend déjà que la seule physionomie d’un caractère puisse avoir en chinois une tout autre valeur que la consonance d’un mot.

Dans la langue parlée, quand on eut épuisé, pour la multiplication des termes, toutes les ressources que la multiplication des sons et des accents pouvait produire, et qu’on fut arrivé au résultat d’avoir un grand nombre de mots se prononçant de même, bien que signifiant des choses très différentes, on pratiqua dans le langage une infinité d’associations de mots, se spécifiant ou s’éclaircissant l’un par l’autre, tels que kan-kien (regarder-voir) ; to-tao (se sauver-fuir) ; tou-chou (lire [des] livres) ; nân-jin (une personne masculine), un garçon ; niu-jin (une personne féminine), une fille, etc. ; chacun des mots conservant du reste sa valeur individuelle, à peu près comme dans les expressions françaises clair de lune, pierre à feu, coup de fusil, sans jamais se fondre en un seul mot comme dans bonjour ou portefaix.

Les romans, les pièces de théâtre, composés pour être lus à haute voix et compris de tout le monde, sont généralement écrits dans ce dernier style, qui n’emploie qu’un nombre assez restreint de caractères, et qui ne recherche point la concision.

Dans la langue écrite, au contraire, les ressources qu’offrait l’association des éléments graphiques étant infinies, on ne pouvait rencontrer le même écueil : trente mots différents se prononçant de même eurent chacun leur représentation distincte. Un signe fut toujours suffisant pour définir une pensée. Chaque nuance de la pensée eut sa peinture spéciale ; chaque mot eut sa physionomie et son individualité.

Je sais que le monosyllabisme absolu de la langue parlée est contesté par plusieurs sinologues, et notamment par M. Davis. Bon nombre de prétendus monosyllabes chinois, liang, oueï, etc., sont, dit-il, de véritables dissyllabes analogues aux mots anglais lion, fluid, ou aux mots français sien, mien, oui, etc. ; mais j’avoue qu’une pareille observation me semble un peu puérile, et faite plutôt pour prouver le monosyllabisme du chinois que pour le contester. Les sons qu’on vient de citer ne sont-ils pas considérés comme des monosyllabes par les prosodies anglaise et française ? Verra-t-on quatorze pieds dans ce vers d’Andromaque :

Dieux, quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !

Pour nier le monosyllabisme du chinois, il faudrait y trouver un mot nettement formé de deux voyelles séparées par une consonne, et c’est ce qui ne s’y rencontre point. Ces mots liang, kiang, etc., ne comptent que pour un pied dans les vers chinois ; ils sont parfaitement assimilés, pour la mesure, aux sons li, chang, , etc., si franchement monosyllabiques, absolument comme chez nous les mots sien, mien, oui, etc., par rapport aux monosyllabes plein, dur, fort. Ils sont indivisibles, représentés chacun par un seul caractère. A quoi bon chercher davantage à les disséquer ?

En ce qui concerne le génie essentiellement idéographique des mots de la langue écrite, des objections non moins nombreuses se sont élevées de divers côtés. Un grand nombre de signes renfermant, à côté de leur symbole idéographique, des éléments phonétiques dont je montrerai plus loin l’origine, on a imaginé de ranger certains dictionnaires par ordre phonétique, en reléguant au second rang le principe idéographique ; ce qui rend, pour un sinologue exercé, la recherche des mots plus rapide, tout en compliquant d’abord singulièrement les éléments de classification. Les partisans de cette méthode en ont vanté beaucoup les avantages ; mais les avantages d’une méthode ne sauraient altérer un principe originel ; et, comme il n’existe aucun caractère absolument dépourvu d’élément idéographique, ceux-là même qui renferment une partie phonétique sont tous classés rationnellement par ordre idéographique, dans le grand dictionnaire de Khang-hi, qui représente assez exactement chez les Chinois notre dictionnaire de l’Académie.

A mesure que la nécessité de rendre des idées nouvelles se fit sentir, à mesure que les mots durent se multiplier dans la langue parlée comme dans la langue écrite, tandis que, dans la langue parlée, on procédait par les associations de monosyllabes indiquées plus haut, on imagina dans la langue écrite le nouveau mode de formation que voici : Tout son de la langue parlée avait nécessairement déjà son correspondant parmi les signes graphiques simples ou composés. On prit quelques-uns de ces signes, abstraction faite de leur signification propre, et les associant à un radical qui gardait sa valeur idéographique, on s’en servit pour indiquer le nom, dans la langue parlée, de l’objet que le nouveau groupe était appelé à représenter. Ce groupe se composait dès lors de deux parties distinctes : l’une, le radical, l’image, déterminant le sens et fixant le genre ; l’autre, sorte de rebus n’indiquant plus qu’un son, et caractérisant l’espèce. Ayant à composer, par exemple, un caractère destiné à représenter la carpe, poisson qui, dans la langue parlée, avait reçu le nom de , on prit d’abord le radical déterminatif du genre, poisson, puis on y ajouta le caractère , autre radical signifiant village, lequel perdait ici sa signification propre pour n’apporter dans le nouveau groupe que le son , caractéristique de l’espèce (un village s’appelant également dans la langue parlée). figura donc le poisson lì ou la carpe.

Les caractères ainsi composés sont innombrables ; mais on voit que s’ils renferment un élément phonétique, cet élément additionnel n’empêche point l’idéographie de constituer la base même de leur formation. Peu importent quelques exceptions d’une origine relativement moderne. Le génie de la langue écrite est idéographique dans son principe ; il l’est également dans ses conséquences. Quiconque ne se mettrait pas à ce point de vue, ne pourrait comprendre ni le mécanisme de la versification chinoise, ni l’admiration des commentateurs chinois pour tels ou tels passages de leurs poètes. Voilà ce qu’il me suffit de bien établir.

« On ne peut écrire un discours chinois avec nos lettres, de manière à être entendu, dit le père Cibot. Cela vient du génie de la langue, du petit nombre de ses mots, de la variété de ses tons, et surtout de son laconisme, qui ont besoin du secours des images et des symboles des caractères pour peindre les idées et les rendre sensibles. Combien de gens rient de l’opiniâtreté des Chinois à garder leurs caractères, sans soupçonner qu’il faudrait commencer par changer leur langue. Une page de chinois écrite avec nos lettres ne serait qu’une énigme » [Essai sur la langue des Chinois, p. 144]

En résumé : le caractère, le génie de la langue parlée est donc essentiellement accentué, chanté, plein d’inflexions et de modulations variées ; le caractère, le génie de la langue écrite : l’idéographie, la formation philosophique des signes composés par des associations de radicaux, symboles primitifs des idées simples.

On verra maintenant, et c’est le caractère particulier de la prosodie chinoise, qu’elle a cherché à s’approprier tout à la fois les deux genres de beauté qui pouvaient procéder de ces deux langages, la musique qui charme l’oreille et la peinture qui frappe les yeux...

POÉSIES DE L'ÉPOQUE DES THANG traduites du chinois et présentées par le Marquis d'HERVEY-SAINT-DENYS
I. 1. Introduction ; 2. Antiquité ; 3. Pré Thang ; 4. Thang ; II. 1. Langue ; 2. Prosodie ; 3. Stylistique ; 4. Conclusion
Poésies de Li-taï-pé, Thou-fou, d'auteurs connus, d'auteurs moins connus.
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