Association Française des Professeurs de Chinois

POÉSIES DE
L'ÉPOQUE
DES THANG


    I.
1. Introduction
2. Antiquité
3. Pré Thang
4. Thang
    II.
1. Langue
2. Prosodie
3. Stylistique
4. Conclusion
    Poésies de
1. LI-TAÏ-PÉ,
2. THOU-FOU,
3. AUTRES,
4. AUTRES 2.

Poésies de l’époque des Thang

traduites du chinois et présentées
par le Marquis d'Hervey-Saint-Denys

L’art poétique et la prosodie chez les Chinois

I. 2. L'art poétique dans l'Antiquité

Chansons populaires des premiers âges de la ChineTout est primitif dans le Chi-kingComparaison avec l’Iliade L’idée de la divinité La femme des poésies antiques est la compagne d’un époux qui prend ses conseils et qui jamais ne lui parle en maître Les chants postérieurs au recueil de Confucius nous présentent de tout autres tableaux.

... Tout se tient, tout se lie, tout sent la tradition dans la littérature comme dans les mœurs de ce peuple homogène, et ce ne sera peut-être pas le trait le moins saillant de la revue que nous allons faire que de constater cette constante similitude, cette communauté héréditaire d’idées, de formes et d’intentions si remarquables, si constantes, qu’entre les antiques pièces du Chi-king et certaines compositions modernes, il existe assurément moins de dissemblances qu’entre les vers du Roman de la Rose et les élégies d’André Chénier.

Je citais au commencement de cette étude quelques considérations que M. Ed. Biot avait placées lui-même au début d’un premier mémoire sur le Chi-king, ou Livre des vers. J’emprunterai maintenant à ce savant si regrettable l’appréciation qu’il fit du même ouvrage dans un second travail plein d’intérêt :

« Cet ouvrage, écrivait-il, l’un des plus remarquables comme tableau de mœurs que nous ait transmis l’Asie orientale, est en même temps l’un de ceux dont l’authenticité saurait le moins être contestée. Ce Livre des vers n’est pas, comme on pourrait le croire, un poème sur un seul sujet historique, c’est un recueil où sont rassemblées sans beaucoup d’ordre des odes toutes antérieures au VIIe siècle avant notre ère, lesquelles se chantaient dans les campagnes et villes chinoises comme les compositions des premiers poètes de notre Europe se chantaient dans l’ancienne Grèce. Le style de ces odes est simple, le sujet est toujours varié, et elles nous représentent en réalité les chansons populaires des premiers âges de la Chine. Ce seul énoncé suffit pour faire comprendre le genre particulier d’intérêt qui doit se rattacher à la lecture du Chi-king, comme étude des mœurs anciennes des Chinois, qu’il nous montre dans leur simple nature sans aucun des ornements grandioses, sans aucune des exagérations qu’on rencontre dans la plupart des poèmes épiques de l’Orient. » [Recherches sur les mœurs des anciens Chinois d’après le Chi-king, par M. Ed. Biot, Journal asiatique, novembre 1843.]

Le Chi-king comprend quatre sections. La première est appelée Koue-fong, ou mœurs des royaumes. Elle se compose de chansons populaires recueillies par l’ordre des empereurs, durant les tournées qu’ils faisaient dans leurs propres domaines, ainsi que de celles qui étaient le plus en vogue parmi les royaumes feudataires et que les grands vassaux étaient tenus d’apporter à la cour, lorsqu’ils venaient renouveler leurs hommages à des époques déterminées. D’après la nature de ces chansons, le souverain jugeait de l’état des mœurs dans les diverses parties de son vaste empire et pouvait ainsi distribuer le blâme ou l’éloge aux délégués de sa puissance, considérés comme moralement responsables des populations gouvernées par eux.

Un haut dignitaire, ayant le titre de ministre préposé à la musique, était chargé de les examiner et de les conserver soigneusement. Cet usage, qui paraît remonter à la dynastie des Chang et qui fut consacré au XIIe siècle avant notre ère par les institutions de la dynastie des Tcheou, tomba graduellement en désuétude, à mesure que les empereurs s’amollirent et que leur autorité alla décroissant. En 770 avant J.-C., les princes feudataires se rendirent à peu près indépendants ; les tournées impériales cessèrent, et en même temps finit le recueil des chansons populaires.

La seconde et la troisième partie renferment des pièces d’un rythme plus grave. Ce sont des odes, toujours contemporaines des événements, où l’on célèbre les vertus et les hauts faits des premiers Tcheou, de quelques-uns de leurs descendants, des ministres et des généraux illustres. D’autres sont des chants adressés à l’empereur par des gouverneurs de province, ou composés à l’occasion des plus importantes solennités. On y rencontre parfois de sévères censures et de l’administration publique et de la conduite même du souverain.

La quatrième partie, enfin, contient des hymnes qui se chantaient en grande pompe, durant la célébration de certains sacrifices, et lorsqu’on procédait aux funérailles des empereurs. On y trouve, au chapitre III, des fragments qui remontent à la dynastie des Chang, dont le fondateur a précédé Sésostris.

C’est à Confucius que l’on doit la conservation de tout ce qui a survécu de ce précieux recueil. Il contenait près de quatre mille pièces à l’époque où, redoutant déjà pour elles l’oubli qui les eût toutes englouties peut-être, il choisit et transcrivit lui-même les trois cent cinq morceaux que nous possédons encore aujourd’hui. [Le Chi-king renfermait originairement trois cent onze pièces, mais six d’entre elles ont péri dans l’incendie des livres.]

Pénétré, comme je le suis, de cette pensée que les annales poétiques d’une nation sont le plus fidèle miroir de ses mœurs, mais conduisant du reste ses recherches dans une voie purement archéologique, sans se préoccuper de la question littéraire, M. Ed. Biot a demandé au Chi-king le secret de l’Antiquité chinoise. Pour me servir de ses propres expressions, il a exploré ce vieux recueil « comme un voyageur au VIe siècle avant notre ère eût pu explorer la patrie de Confucius ». Il nous fait assister aux premiers âges de la Chine, évoquant en quelque sorte une société qui n’est plus. Par lui, nous savons que les maisons étaient bâties en terre, suivant un mode de construction connu sous le nom de pisé dans le Midi de la France ; que les poutres étaient en bois de bambou, en bois de pin ou de cyprès ; que la culture avec irrigation était déjà organisée dans cette vaste plaine qui forme la vallée inférieure du fleuve Jaune ; que les bœufs et les moutons constituaient la principale richesse des familles puissantes ; que les charrues, la bêche, la faux et la faucille étaient, dès cette époque, en usage. Nous assistons avec lui aux moindres détails de la vie domestique, aux repas de la famille, et jusqu’à la préparation des aliments les plus usités. C’est un monde oublié qui sort de sa tombe, quelque chose d’analogue aux fouilles de Ninive, avec cette différence que les persévérants explorateurs de la vallée du Tigre ne mettent au jour que des ruines, tandis que nous voyons reparaître à l’appel du savant un peuple qui vit et qui s’agite.

S’il pouvait subsister des doutes sur la haute antiquité de ces mélanges, un examen attentif les dissiperait bientôt. Tout est primitif dans le Chi-king, le style, la versification, le choix des sujets. On y voit un peuple pasteur à l’aube de la civilisation. Quoi de plus simple, par exemple, de mieux fait pour nous reporter aux premiers siècles de l’histoire que l’ode 8 de la première partie (chap. VII) ?

Le coq a chanté, dit la femme ; l’homme répond : On ne voit pas clair, il n’est pas encore jour.
— Lève-toi et va examiner l’état du ciel.
— Déjà l’étoile du matin a paru. Il faut partir ; souviens-toi d’abattre à coups de flèches l’oie et le canard.

Tu as lancé tes flèches et tu as atteint le but. Buvons le vin et passons ensemble notre vie. Que la musique de nos instruments s’accorde ; qu’aucun son irrégulier ne frappe nos oreilles.

Et ce chasseur, qui doit pourvoir à coups de flèches aux besoins du ménage, n’est pas, comme on l’imaginerait peut-être, un pauvre montagnard condamné aux nécessités d’une vie de labeur ; c’est un homme riche, car l’ode finit ainsi :

Offre des pierres précieuses à tes amis qui viennent. Ils les emporteront suspendues à leur ceinture. Salue tes bons amis en leur offrant des présents.

L’ode 4 est des plus caractéristiques (chap. IX). Peut-être n’en trouverait-on d’analogue chez aucun autre peuple. C’est un soldat qui parle :

J’ai gravi la montagne aride, sans arbres et sans verdure, pour jeter les yeux sur la maison de mon père, et il me semble l’entendre dire : Hélas ! mon fils est au service du prince ; il ne peut se reposer ni le jour ni la nuit. S’il est prudent et sage, il cherchera à revenir et il ne tardera pas.

J’ai gravi la montagne garnie d’arbres et de verdure pour jeter les yeux sur la maison de ma mère, et il me semble l’entendre dire : Hélas ! mon fils sert le prince, et il ne peut dormir ni la nuit ni le jour. S’il est soigneux et vigilant, il pourra revenir ; il ne doit pas rester loin de nous.

J’ai gravi la montagne élevée pour jeter les yeux sur la maison de mon frère aîné, et peut-être il dit en ce moment : Hélas ! mon jeune frère s’acquitte de son devoir pour le service du prince ; jour et nuit il se fatigue. Il doit songer avant tout à revenir et à ne pas mourir loin de nous.

L’Iliade est le plus ancien poème de l’Occident, le seul qui puisse nous servir de comparaison pour juger les deux civilisations qui se développaient parallèlement, dans des conditions si différentes, aux deux extrémités de la terre habitée. D’un côté la vie guerrière, des sièges sans fin, des combattants qui se provoquent, le sentiment de la gloire militaire qui anime au même degré le poète et ses héros ; on se sent au milieu d’un camp. De l’autre les regrets du foyer domestique, la nostalgie d’un jeune soldat qui gravit la montagne pour tâcher d’apercevoir au loin la maison de son père ; une mère que Sparte eût rejetée de ses murs, un frère qui conseille à l’absent, non d’illustrer sa race, mais de revenir avant tout. On se sent dans un autre monde, dans je ne sais quel atmosphère de quiétude et de vie champêtre. La raison en est simple, je l’ai indiquée plus haut. Trois ou quatre fois conquise, au temps d’Homère, la Grèce devait être guerrière comme ses envahisseurs. Maîtresse incontestée des plus magnifiques vallées du globe, la Chine devait rester pacifique comme ses premiers colons.

Si l’on joint au Chi-king plusieurs pièces de vers qui se trouvent dans le Chou-king aux chapitres de Yao et de Chun, et quelques chants transmis de bouche en bouche depuis la plus haute antiquité, on réunit environ quatre cents morceaux dont l’ensemble constitue chez les Chinois les premières archives de la poésie.

L’amour de la paix, du travail et de la famille, le respect pour le pouvoir absolu et la déférence pour les aînés, la gravité dans les moindres circonstances de la vie, la résignation jointe à la persévérance, une volonté robuste plus apte toutefois à résister qu’à entreprendre, voilà ce qui semble résumer le caractère dominant de cette période, où les sentiments sont exprimés simplement dans un laconisme naïf, souvent plein d’énergie, qui contraste singulièrement avec le style recherché de la versification moderne.

L’esprit de la nation chinoise ne paraît guère s’être modifié à quelque phase de l’histoire qu’on se reporte, mais les mœurs publiques ont subi à diverses époques des modifications profondes que les poètes nous révèlent et qui, disons-le, ne justifient que trop le culte professé par les Chinois pour leur Antiquité.

Des comparaisons attentives entre les productions des poètes qui vécurent peu après Confucius et celles que ce personnage célèbre nous a conservées de leurs devanciers, permettraient déjà de saisir des différences notables dans la manière de voir et de sentir. Je citerai surtout deux points importants à l’égard desquels le changement opéré m’a particulièrement frappé. L’un est relatif au sentiment religieux, l’autre à la condition des femmes.

L’idée de la divinité, qui revient souvent dans les poésies antiques, s’y montre constamment avec une grande noblesse. Il s’agit toujours d’un Dieu unique, le Chang-ti (Souverain Seigneur), qui habite le ciel où il reçoit près de lui ceux qui ont pratiqué la vertu sur la terre, qui tient entre ses mains les destinées du monde, à qui tous les hommes ont recours comme au dispensateur des récompenses ou des peines. Point de demi-dieux ni d’influences secondaires, mais des invocations d’une grandeur si simple que les missionnaires du XVIII" siècle ont pu, non sans justesse, comparer la religion des anciens Chinois à celle des premiers Hébreux. Dans les hymnes que chantaient en l’honneur de leur premier ancêtre les empereurs de la dynastie des Chang (qui régnèrent du XVIIIe au XIIe siècle av. J.-C.), on trouve des morceaux tels que celui-ci :

Nos ancêtres révéraient le Souverain Seigneur ;

(Aussi) dès que vinrent des temps favorables,

Le Souverain Seigneur fit naître Tching-tang (notre illustre aïeul).

Par ses vertus, par sa piété, Tching-tang surpassait encore ses devanciers :

Chaque jour, l’éclat de ses mérites montait comme un hommage vers le ciel.

Le Souverain Seigneur fut touché du culte que (notre aïeul) lui rendait,

Par un décret de sa volonté suprême, Tching-tang fut appelé à gouverner les neuf provinces (l’Empire).

Une ode du Chi-king s’exprime ainsi en parlant du héros fondateur de la dynastie des Tcheou :

Ouen-ouang habite maintenant les demeures célestes ; ô que sa gloire est grande dans les cieux !

. . . . . . . . . . . .

Qu’il s’élève (au plus haut de ces régions sublimes) ou qu’il consente à s’abaisser (vers les régions terrestres), toujours il est auprès du Souverain Seigneur.

Une antique chanson contient enfin cette belle idée :

Quand l’homme est malade, il appelle son père et sa mère ; quand il est triste, il invoque le Ciel.

A mesure qu’on s’éloigne des premiers âges, et surtout à partir du siècle de Confucius et de Lao-tseu, la manifestation d’un véritable sentiment religieux devient de plus en plus rare chez les poètes ; on le voit remplacé par des sentences de pure morale dans les ouvrages des lettrés héritiers des doctrines du célèbre philosophe, ou bien par les vagues aspirations de la vie contemplative quand le poète appartient à l’école mystique de Lao-tseu.

Ces deux esprits éminents, et particulièrement Confucius qui voulait réformer les mœurs de son siècle, ont-ils professé leurs doctrines pour remplacer des croyances déjà perdues ? Ont-ils eux-mêmes altéré la pureté du déisme primitif en lui substituant les dogmes de leurs propres théories ? La question est trop grave et trop complexe pour que j’entreprenne de la décider. Constatons toutefois que de cette époque date la pluralité des cultes en Chine, comme aussi les premiers symptômes du scepticisme que nous verrons peu à peu se manifester.

Déjà les montagnes où se retirent les sectateurs du Tao vont se peupler de tous les êtres surnaturels que l’imagination peut enfanter sous l’influence du jeûne et de la solitude. Le peuple fera de ces solitaires eux-mêmes les héros d’une infinité de légendes. La langue s’enrichira d’un mot dont la représentation graphique porte avec elle son commentaire, composé de l’homme et de la montagne, il sert à désigner un immortel. Bientôt viendront les fées et les magiciens avec leur cortège ordinaire, et les génies de toute sorte, habiles à se transformer de mille façons. Les poésies des Han seront remplies de ces merveilles auxquelles le fameux empereur Vou-ti ajoutait une foi si profonde, qui déjà sous les Tsin rencontrent de nombreux incrédules, et qui ne paraissent plus jouer, chez les poètes des Thang, qu’un rôle analogue à celui des fictions de la mythologie grecque dans les vers de Virgile et de ses contemporains.

Cependant on n’abandonne point des rites sacrés qui remontent au berceau de la monarchie, dans un pays où le principal culte est celui de la tradition. Aussi nous assistons depuis deux mille ans à ce curieux spectacle d’empereurs tao-sse ou bouddhistes, ayant à la fois une religion officielle et des croyances privées, sacrifiant au Chang-ti, comme grands pontifes, dans les solennités traditionnelles, sauf à porter sous leurs habits des amulettes consacrées par quelque bonze ou par quelque prêtre de Bouddha. [Parmi les tristes trophées exposés l’hiver dernier aux Tuileries, en témoignage des actes de pillage et de vandalisme accomplis par l’Europe civilisée au palais d’été de l’empereur chinois, on voyait figurer plusieurs objets, et notamment une sorte de tabernacle doré rempli de symboles bouddhiques, qui ne pouvaient laisser aucun doute sur la religion particulière de Tao-kouang. M. Pauthier a publié, dans la Gazette des Beaux-Arts, un intéressant article au sujet d’une amulette provenant de la même source, et servant à constater le même fait. Enfin j’ai eu communication moi-même de nombreux petits livres recueillis dans les diverses chambres du palais ; ils renferment presque tous des instructions ou des prières relatives au culte de Bouddha.]

J’arrête cette digression pour arriver au second fait notable qui me paraît ressortir de la comparaison des pièces du Chi-king avec celles d’une époque moins reculée.

La femme des poésies antiques est la compagne d’un époux qui prend ses conseils et qui jamais ne lui parle en maître. Elle choisit librement l’homme à la vie duquel elle doit associer la sienne ; le mariage ne la prive pas d’une raisonnable liberté ; rien ne révèle encore la polygamie dans les chansons du Koue-fong, composées entre le XIIe et le VIIIe siècle avant notre ère. Si la tradition veut que Chun ait donné ses deux filles à Yu, en le choisissant pour lui succéder ; si le Tcheou-li mentionne un grand nombre de concubines impériales, indépendamment de l’impératrice en titre [Tcheou-li, ou Rites des Tcheou, traduit pour la première fois du chinois par feu Ed. Biot, t. I, p. 154 et suiv.], on pourrait croire que c’étaient là seulement de royales exceptions, en désaccord avec les mœurs populaires.

Lève-toi et va examiner l’état du ciel.

. . . . . . . . . . . .

Buvons le vin et passons ensemble notre vie. Que la musique de nos instruments s’accorde et qu’aucun son irrégulier ne frappe nos oreilles

dit la femme à son mari, dans une ode que je citais plus haut. Plus loin, à l’ode 19 du même livre, c’est un mari qui chante :

A la porte orientale de la ville on voit des femmes si souples et si gracieuses qu’elles ressemblent à des nuages de printemps ; mais que m’importe à moi qu’elles aient la grâce et la souplesse des nuages. Sous sa robe blanche et sous son voile épais, ma compagne suffit pour me rendre heureux.

A la porte fortifiée de la ville on voit des femmes si fraîches et si jolies qu’elles ressemblent véritablement à des fleurs ; mais que m’importe à moi qu’elles aient l’éclat et la fraîcheur des fleurs les plus charmantes. Sous sa robe blanche et sous son voile épais, ma compagne suffit pour me rendre heureux.

Voyons encore ce dialogue naïf, qui peint la bonne harmonie entre deux époux :

Déjà la glace est fondue, déjà les eaux du fleuve Tchin et Oueï recommencent à couler librement.

La mari et la femme ont cueilli chacun la fleur Lân* ; chacun d’eux la tient à la main.

Que n’irais-je voir (la fête) ? dit la femme. Je l’ai vue déjà, répond l’homme, mais avec vous j’y retournerai.

Au-delà du fleuve Oueï, il est un grand concours d’hommes et de femmes ; on se réjouit, on s’amuse, on passe gaiement plusieurs jours. On s’offre mutuellement des pivoines.

Les fleuves Tchin et Oueï ont des eaux profondes et limpides, les époux qui se promènent ensemble sur leurs rives, oh ! combien le nombre en est grand !

N’irais-je pas voir (la fête) ? dit la femme. Je l’ai vue déjà répond l’homme, mais avec vous j’y retournerai.

[* Le nom de cette plante se rencontre aussi souvent dans les poésies chinoises que ceux du lys ou de la rose chez les poètes européens. La plupart des dictionnaires le traduisent par epidendrum, mais le seul fait certain, c’est qu’elle appartient à la grande famille des Orchidées.]

Les chants postérieurs au recueil de Confucius nous présentent de tout autres tableaux. L’amour ne s’exprime plus désormais que par la bouche des femmes, et quand il parle, c’est le plus souvent pour gémir, dans un langage sans dignité, ou de la longue absence d’un seigneur et maître, ou de sa superbe indifférence et de la triste longueur des journées, au fond de l’appartement intérieur.

Ecoutez ces vers du poète Fan-yun. Il se fait l’interprète des pensées dont le cœur d’une jeune femme est agité.

Les herbes du printemps s’inclinent, tout enivrées de la tiède rosée ;

Une jeune femme est couchée solitaire, au fond de l’appartement intérieur.

Hélas ! pense-t-elle, la tristesse va faner mon visage ;

Chaque jour, mon cœur se consume en de vains désirs.

Et cet autre fragment de Ouang-seng-jou, qui veut peindre les impressions d’une jeune femme dont le mari voyage au loin.

La lune est haute et brillante ; j’ai soufflé ma lampe ;

Mille pensées s’élèvent du fond de mon cœur ;

Mes yeux laissent échapper d’abondantes larmes ;

Et ce qui rend ma tristesse plus amère encore,

Hélas ! c’est que vous ne la connaîtrez même pas.

Ailleurs l’épouse se compare à un éventail de soie pure dont l’indolent possesseur sait apprécier les charmes tant qu’une certaine température peut se maintenir ; mais, hélas ! s’écrie-t-elle, je redoute l’achèvement d’une saison si courte. Qu’il viendra vite le jour où l’éventail sera mis de côté !

On reconnaît la triste influence de la polygamie asiatique à laquelle le peuple chinois n’a point échappé. La jeune fille quitte maintenant la maison paternelle avant d’avoir conscience d’elle-même ; elle est fiancée dès l’âge le plus tendre à l’homme auquel il a plu à ses parents de la destiner. La personnalité de la femme s’est amoindrie ; elle appartient, elle ne se donne plus. Qu’il y a loin de ces fragments à l’ode 17 du Chi-king (Ire partie, chap. III), que je demande à citer encore ; elle respire un parfum de délicatesse qui rendra le contraste plus saisissant.

L’aimable jeune fille (ma fiancée), qu’elle est jolie !

Elle m’a dit qu’elle viendrait me trouver au pied des remparts de la ville ;

Je l’attends plein d’une ardeur impatiente, mais je ne la vois pas apparaître.

En vain je tourne et je penche la tête de tous côtés.

 

L’aimable jeune fille (ma fiancée), qu’elle est charmante !

Elle m’a comblé de joie en me faisant un présent de couleur rouge.

Ce présent de couleur rouge brille assurément d’un éclat bien vif ;

Mais combien est plus séduisant encore l’éclat de celle qui me l’a donné !

 

Elle-même, pour me l’offrir, a cherché la plante Y dans la campagne ;

C’est une fleur très belle et très rare que la fleur de la plante Y ;

Sa beauté ni sa rareté ne sont pourtant pas ce qui la rend à mes yeux si précieuse.

Tout son prix vient pour moi de celle qui me l’a donnée.

Ces rapprochements significatifs nous montrent suffisamment que, dans la société chinoise, le rôle des femmes avait bien changé. Si l’on voulait juger du degré d’abnégation à peine croyable auquel elles en vinrent à se condamner elles-mêmes, on n’aurait qu’à lire l’étrange ouvrage composé vers l’an 95 de notre ère par la célèbre Pan-hoeï-pan. Les missionnaires l’ont traduit dans leurs mémoires concernant les Chinois.

Après les Tcheou vinrent les Thsin...

POÉSIES DE L'ÉPOQUE DES THANG traduites du chinois et présentées par le Marquis d'HERVEY-SAINT-DENYS
I. 1. Introduction ; 2. Antiquité ; 3. Pré Thang ; 4. Thang ; II. 1. Langue ; 2. Prosodie ; 3. Stylistique ; 4. Conclusion
Poésies de Li-taï-pé, Thou-fou, d'auteurs connus, d'auteurs moins connus.
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