Association Française des Professeurs de Chinois

POÉSIES DE
L'ÉPOQUE
DES THANG


    I.
1. Introduction
2. Antiquité
3. Pré Thang
4. Thang
    II.
1. Langue
2. Prosodie
3. Stylistique
4. Conclusion
    Poésies de
1. LI-TAÏ-PÉ,
2. THOU-FOU,
3. AUTRES,
4. AUTRES 2.

Poésies de l’époque des Thang

traduites du chinois et présentées
par le Marquis d'Hervey-Saint-Denys

L’art poétique et la prosodie chez les Chinois

I. 3. L'art poétique sous les premières dynasties

L'incendie des livresLes poésies de l’époque des Han abondaient en fictions merveilleusesRequêtes en vers écrites du fond de l’exilUne sorte de fraternité adoptiveL’énorme place que tiennent les relations de l’amitié dans les mœurs chinoisesLe règne des chercheurs d’aventuresLes pièces galantesÉloge de l’ivresse et de ses bienfaits.

... Après les Tcheou vinrent les Thsin qui ne durèrent qu’un demi-siècle, mais dont le passage fut marqué par un de ces événements qui font époque dans l’histoire d’une nation. L’an 213 avant notre ère, trois ans après la bataille de Cannes, un homme venait de succéder aux descendants abâtardis de la dynastie fondée par Ouen-ouang. Cet homme trouvait la Chine divisée, démembrée, en pleine féodalité ; il voulut la ramener à son unité première et il réussit. Ce fut le Louis XI de l’Extrême-Orient ; mais comme le redoutable corps des lettrés s’opposait parfois à ses innovations envahissantes, en invoquant le respect pour certaines traditions, il conçut le plan tristement célèbre d’anéantir brusquement tout souvenir du passé ; il ordonna l’incendie des livres.

Cette mesure, exécutée avec une extrême rigueur, amena la perte irréparable d’un très grand nombre d’ouvrages précieux pour la littérature et pour l’histoire. Il ne faudrait point cependant s’en exagérer démesurément les conséquences et se figurer, par exemple, comme certains écrivains de l’Europe, que Thsin-chi-hoang-ti ait atteint son but au point d’anéantir tout ce qui était antérieur à lui. La Chine fut promptement délivrée de sa tyrannie. La proscription des livres ne dura guère plus de sept ans. Or, à supposer même, contre toute vraisemblance, qu’aucun exemplaire des livres répandus dans la totalité de l’Empire n’ait échappé à cette proscription, imaginera-t-on que ce court espace de sept années ait suffi pour effacer de la mémoire de plusieurs millions d’hommes tout ce qu’ils devaient savoir par cœur des ouvrages et des auteurs les plus en renom ? La vérité est qu’à la renaissance des lettres, sous la grande et libérale dynastie des Han, au commencement du IIe siècle avant notre ère, la plupart des œuvres capitales furent reconstituées presque entièrement.

On conçoit, du reste, que les vers et les chansons célèbres, qui se gravent si nettement dans la mémoire, aient surtout traversé la crise sans subir de graves altérations. Ces faits ne sont mis en doute par aucun des écrivains de la Chine, et j’ajouterai qu’ils ne sauraient être contestés que par des personnes étrangères à l’étude du chinois. Entre les pièces du Chi-king de diverses époques, aussi bien qu’entre elles et les poésies postérieures à l’incendie des livres, il existe des nuances de style si parfaitement et si progressivement graduées qu’elles frappent immédiatement les yeux de tout sinologue, comme le témoignage le plus authentique de leur origine successive et de leur relative antiquité.

Aux dernières années de la dynastie des Thsin se rapporte la composition du Li-sao, poème trop célèbre en Chine pour que je n’en fasse point mention. Son auteur, appelé Kiu-yuen, était tout à la fois le ministre et le parent d’un roi de Thsou, l’un des grands vassaux de l’Empire, qui s’engagea dans une politique périlleuse et se vit bientôt dépouillé de ses Etats. Kiu-yuen avait essayé vainement de conjurer cette catastrophe, au moyen de sages conseils qui ne furent pas entendus. Plein de douleur et d’indignation, il écrivit alors ces chants dont le titre signifie à peu près : Dire ce qu’on a sur le cœur, épancher sa tristesse ; puis il alla se précipiter dans le Kiu-pan, rivière du Hou-kouang actuel, et s’y noya malgré les efforts que firent, pour le sauver, de nombreux bateliers. Sa mort fut un deuil public, et telle est la vitalité des traditions dans le pays où cet événement s’accomplissait, au IIe siècle avant notre ère, qu’en 1716, époque de la publication du livre chinois qui me fournit ces détails [Youeï ling tsi yao (Recueil des usages qui se pratiquent dans chaque mois)], l’usage subsistait encore de parcourir la rivière sur des bateaux pavoisés, le cinquième jour de la cinquième lune, en commémoration de la triste fin de Kiu-yuen, et comme pour rendre hommage à son patriotisme malheureux.

J’ai dit que les poésies de l’époque des Han abondaient en fictions merveilleuses, dont l’origine s’expliquait par l’influence des doctrines de Lao-tseu. Le bouddhisme, qui paraît s’être introduit à son tour dans l’Empire chinois vers le commencement de notre ère, ne fit qu’augmenter la tendance des esprits à rêver un monde idéal. On vit se former une école littéraire qui s’adonna particulièrement à décrire les spectacles les plus étranges de la nature, les sites les plus sauvages et les plus pittoresques, les illusions produites par le clair de lune, l’aspect fantastique durant la nuit des bois et des rochers, des cavernes et des montagnes, des nuages et des blanches vapeurs, et cela dans un langage nouveau, recherché, souvent obscur, bien éloigné de la simplicité d’autrefois. Cette école qui reçut le nom de Kouaï, c’est-à-dire adonnée à l’extraordinaire, offre, par ses conceptions et pour son style, des analogies véritablement surprenantes avec notre école romantique moderne. Le goût, qu’elle sut inspirer aux Chinois pour les promenades et les rêveries nocturnes, entra définitivement dans les mœurs. Ce n’est pas, aujourd’hui même, l’un de leurs traits les moins caractéristiques, et il est intéressant d’en constater le point de départ.

L’époque dominante de cette période est celle de Vou-ti (l’empereur guerrier), l’un des plus grands souverains de la Chine, qui refoula vers l’Occident les peuplades barbares des Scythes et des Gètes, dont les ambassadeurs, sinon les armées, s’avancèrent jusqu’au cœur de la Sogdiane et de la Bactriane, et qui, durant un règne de cinquante-quatre ans (140-86 avant J.-C.), vit fleurir à sa cour plusieurs écrivains et poètes considérés encore aujourd’hui comme des illustrations de leur pays. De ce nombre furent Sou-vou et Li-ling, également célèbres par leur caractère et par leurs ouvrages. [Voir les Mémoires concernant les Chinois, t. III, p. 316 et suiv.] Vou-ti occupe une large place dans les traditions du peuple chinois ; à sa personne, à son entourage ou à ses conquêtes se rattachent la plupart de ces fictions et de ces légendes qui cachent souvent des renseignements précieux pour l’histoire, et qui seront désormais, pour la poésie, une source inépuisable d’allusions.

Sous le règne de l’un de ses successeurs directs, Hiao-ho-ti, qui régna de l’an 89 à l’an 106 de notre ère, on voit apparaître un nouveau genre de compositions qui offrirait à l’archéologue une mine bien plus féconde encore à exploiter. Ce sont des poèmes de longue haleine, moitié historiques moitié descriptifs, dont la seule origine démontrera l’importance. Ho-ti ayant manifesté l’intention de quitter Lo-yang et de donner une autre capitale à son empire, un illustre écrivain, Pan-kou, prit la défense de cette cité fameuse ; il fit en langage poétique une énumération détaillée de ses souvenirs et de ses monuments. L’empereur abandonna son dessein, et le succès du poème fut tel qu’on lui dut l’apparition de toute une série d’ouvrages composés sur le même modèle, sinon sous les mêmes inspirations : l’éloge de la capitale du Sud par Tchang-ping, celui de Si-ngan, etc.

Les derniers princes de la dynastie des Han furent loin de se montrer aussi dociles aux représentations de leurs conseillers. Nous trouvons dans les annales poétiques de leur époque une infinité de requêtes en vers, écrites du fond de l’exil par des serviteurs fidèles qui gémissent de leur disgrâce, et plus encore de l’aveuglement de leur souverain. M. Biot a signalé comme un fait notable qu’aucun office servile n’existait à la cour des monarques chinois [Avertissement servant d’introduction à la publication du Tchéou-li, Paris 1851]. On ne peut s’empêcher non plus de remarquer le ton de dignité qui règne toujours dans ces plaintes, et dans les suppliques même des exilés qui cherchent à rentrer en grâce, en faisant valoir leurs services méconnus. Pas un mot ne s’y rencontre qui avilisse le caractère de l’homme, pas une expression qui sente la basse adulation.

La dynastie des Han finit à peu près comme celle des Thsin qu’elle avait renversée, par les excès de son absolutisme, par la haine et l’indignation qu’engendrèrent ses sanglantes violences contre la classe des lettrés, gardienne des institutions antiques. Huit cents mandarins furent mis à mort le même jour sur le seul soupçon de se montrer hostiles à la politique impériale. Partout régnaient la terreur et la défiance, mais la fermentation des esprits allait croissant. On sentit le besoin de s’unir pour résister, et de se concerter pour agir. Des associations se formèrent d’abord, dont tous les membres se juraient un dévouement sans bornes, et dans lesquelles tous les degrés de l’échelle sociale étaient représentés. Ces premières associations en vinrent à se ménager entre elles de mystérieuses intelligences. De formidables sociétés secrètes étaient dès lors organisées ; elles excitèrent de longues guerres civiles et entraînèrent la chute d’un pouvoir exécré.

A quelque point de vue qu’on l’envisage, c’est un fait assurément fort curieux que l’existence en Chine, au second siècle de notre ère, de ces sociétés secrètes qui n’ont jamais manqué de reparaître chaque fois qu’un gouvernement s’est jeté sur la pente fatale des révolutions. Le principe même de leur formation n’était point cependant un élément nouveau pour la société chinoise, où l’on aperçoit, dès la haute antiquité, les traces d’une sorte de fraternité adoptive déjà sanctionnée par les rites. Une vieille chanson, contemporaine du Chi-king, nous donne la formule de l’un de ces pactes indissolubles, et comme ferait une formule algébrique, elle représente par deux caractères cycliques les noms à remplir des contractants.

Par le ciel et par la terre, par leur père et par leur mère,

En présence de la lune et en présence du soleil,

A et B se sont juré une inébranlable amitié.

. . . . . . . . . . . .

Et maintenant si A, monté sur un char (élevé aux honneurs),

Rencontre B, coiffé d’un chapeau de paille grossière,

A descendra de son char pour marcher au-devant de B.

. . . . . . . . . . . .

Qu’un autre jour B, voyageant sur un beau cheval,

Vienne à rencontrer A, chargé d’un ballot de colporteur,

B descendra de cheval, comme A était descendu de son char.

La solidarité parfaite, l’appui mutuel, le partage de la bonne et de la mauvaise fortune entre amis liés par une sorte de mariage ; tel est le germe de cohésion puissante que, dès les premiers âges, la race chinoise a possédé. En modifiant la forme du pacte, les siècles n’en ont point altéré l’essence. Un roman très célèbre du siècle dernier dont quelques peintures licencieuses ne sauraient détruire le mérite comme tableau de mœurs [le Kin-ping-meï, ouvrage qui parut pour la première fois sous le règne de Khang-hi (1665 de notre ère). Il abonde en détails précieux sur les mœurs intimes de la Chine. J’en ai traduit plusieurs chapitres, et ne renonce pas à poursuivre ce travail afin de le publier], nous montre, dans son prologue, douze compagnons d’enfance et de plaisir, signant tous ensemble un de ces indissolubles contrats. De nos jours encore, la coutume permet d’adopter quelqu’un pour son frère, ainsi qu’on put, suivant la loi romaine, et qu’on peut aujourd’hui, suivant la loi française, se donner un fils d’adoption.

Les pièces de vers attestant l’énorme place que tiennent les relations de l’amitié dans les mœurs chinoises sont innombrables, à toutes les périodes littéraires ; soit qu’il s’agisse de camarades d’enfance ou d’études, soit que l’attachement naisse de la reconnaissance, ou bien que, sous l’influence de la musique, une sympathie mystérieuse vienne tout à coup à se révéler [voir, plus loin, n. 2, p. 263]. Le voyageur regrette, à l’aspect d’un beau site, l’absence de ses compagnons favoris ; l’exilé semble oublier sa famille pour ne songer qu’à ses amis, et nous voyons enfin les poètes de cette phase terrible de l’histoire chinoise, appelée l’époque des trois royaumes (qui s’étend de l’an 220 à l’an 265 de notre ère), célébrer surtout les amitiés fortes de quelques chefs à demi sauvages, comme nos bardes du Moyen Age auraient chanté la constance d’un preux chevalier et la fidélité de sa noble dame.

Des généraux heureux s’étaient partagé l’Empire et s’efforçaient mutuellement de se dépouiller, appelant autour d’eux tous les chefs des partisans, tous les solides champions célèbres par leurs exploits. C’était le règne des chercheurs d’aventures, l’époque d’une sorte de chevalerie errante dont parfois les héros ne manquent pas d’une certaine grandeur. Les uns sont recherchés pour la seule terreur que leur nom inspire, d’autres commandent de véritables armées, assez semblables à ces bandes de routiers et de malandrins qui devaient mille ans plus tard sillonner l’Europe. Tantôt gorgés d’or et de richesses, tantôt ne possédant plus qu’un cheval rapide et le sabre acéré qui ne les quitte jamais ; guerroyant à l’occasion pour leur propre compte, féroces ou généreux tour à tour, suivant que le caprice le leur dicte, ils usent de tout avec excès, ils se rassasient de tous les plaisirs dans la fortune prospère, incertains qu’ils sont toujours du lendemain. Les plus terribles de ces aventuriers sont quelquefois des lettrés qui ont jeté le pinceau pour saisir le sabre, au milieu de ces luttes continuelles où la science ne rapporte rien. Ceux-là, raffinés dans leurs habits comme dans leur langage, affectent de contraster avec leurs grossiers compagnons. Ils prennent un luth, durant les instants de halte, et savent adresser des improvisations galantes aux beautés que leur approche n’a pas effarouchées. Plusieurs de ces curieuses pièces nous sont conservées ; j’ai essayé d’en traduire une qui me semble porter assez bien l’empreinte de cette période transitoire, entre la simplicité antique et la manière des Thang dont nous nous rapprochons.

Oh ! la belle fille ! qu’elle a de charme et d’élégance,

En cueillant ainsi des feuilles de mûrier sur le bord du chemin !

Les rameaux qu’elle agite rendent un bruissement plein d’harmonie ;

Et les feuilles qu’elle détache, voyez comme elles tombent prestement.

 

Sa manche, un peu relevée, laisse apercevoir une main blanche ;

Un bracelet d’or s’enroule autour de son poignet délicat ;

L’épingle qui retient ses cheveux est surmontée d’un passereau d’or ;

Sa ceinture est ornée de pierres bleues de forme arrondie, qui se balancent en frémissant.

 

Un collier de perles brillantes entoure son cou plus poli que le jade,

Un collier retenu par une agrafe de corail et de pierres de couleurs.

Le vent tourmente gracieusement les plis légers de sa robe de soie ;

On croirait voir flotter l’un de ces nuages qui servent de char aux Immortels.

 

Vous lance-t-elle un regard, il laisse après lui comme un trait de feu ;

Respire-t-on son haleine, on croit sentir le parfum de la fleur Lân.

Le voyageur qui passe arrête involontairement son cheval devant elle ;

Celui qui s’était assis pour réparer ses forces, oublie, en la voyant, le repas qu’il avait préparé.

Les pièces galantes se multiplient beaucoup depuis cette époque des trois royaumes, jusqu’à celle des Thang où elles deviendront d’une extrême rareté. Notons du reste que c’est à peu près la seule période littéraire durant laquelle on les voit figurer dans une proportion sensible, parmi la masse des autres compositions poétiques. Assurément il ne faudrait pas y chercher des sentiments plus dégagés de matérialisme que ceux que l’on pourrait rencontrer chez les poètes grecs ou romains, et d’ailleurs un nombre considérable de morceaux analogues à ceux des Han que j’ai cités plus haut en parlant de la condition des femmes, sont là pour attester que les mœurs chinoises n’avaient rien gagné de ce côté. Mais on y trouve en général des pensées plus délicates et plus tendres qu’aux époques antérieures, les temps du Chi-king excepté :

Une figure charmante captive tous les désirs de l’homme,

Mais le parfum de la femme, c’est le parfum de la pudeur,

dit une chanson du IVe siècle. Une autre contient cette strophe qui rappelle la manière antique :

Il est quelqu’un à qui je pense.

Dans le lointain, il est quelqu’un à qui je pense.

Cent lieues de montagnes nous séparent,

Cependant la même lune nous éclaire et le vent qui passe nous visite l’un et l’autre.

Je pense au temps où nous étions ensemble. Oh ! combien alors nous étions heureux.

A mesure qu’on avance, toutefois, et quand on arrive aux six petites dynasties qui ont précédé celle des Thang, on remarque dans la versification comme dans le style une recherche qui va souvent jusqu’à l’affectation, témoin cette pièce composée sous les Soung du Nord, en l’honneur des jeunes filles de la Grande Digue, localité dont j’ai cherché vainement à identifier le nom.

A leurs oreilles pendent de brillantes perles, moins précieuses cependant que les nœuds de leurs beaux cheveux ;

Un doux parfum s’exhale de leurs robes de soie légère, où s’agitent, en chantant, des ornements de jade sonore. Ces jeunes filles de la Grande Digue.

Une à une et toutes ensemble, elles respirent un air de printemps.

 

Se montrent-elles au milieu des fleurs, les fleurs perdent aussitôt leur éclat ;

Passent-elles entre les saules, le saule est humilié dans la souplesse de ses rameaux.

Le vent qui vient de l’Est se plaît à caresser leur gracieux visage ;

Le vent lui-même ne peut s’approcher d’elles sans en être amoureux.

Cette phase littéraire, que je viens de signaler comme une ère d’expansion pour la poésie érotique, est également remarquable par la soudaine apparition d’un genre bien différent, dont ce volume renfermera plus d’un spécimen. Je veux parler de ces professions de foi qu’on appellerait, en Europe, épicuriennes, qui, débutant le plus souvent par quelques plaintes sur l’amertume ou la brièveté de la vie, se terminent d’ordinaire par un éloge de l’ivresse et de ses bienfaits. Un exemple entre cent :

Il faut boire et il faut chanter.

La vie de l’homme combien dure-t-elle ?

A peine ce que dure la rosée du matin,

Encore est-elle remplie de mille amertumes.

Une affliction est aussitôt suivie d’une autre affliction

Les pensées tristes sont difficiles à écarter.

Comment chasser le chagrin qui nous oppresse ?

Le vin, le vin seul en a le pouvoir.

(Chanson du royaume de Oueï ; IIIe siècle de notre ère.)

Qu’auraient pensé d’une telle école ces antiques souverains de la Chine, qui faisaient recueillir les chants populaires afin de connaître l’esprit de leurs sujets ? Mais, à moins que Confucius n’ait supprimé du Chi-king, avec intention, tout ce qui pouvait porter ce caractère, jamais rien d’analogue ne leur fut mis sous les yeux. L’apologie de l’ivresse, ces recommandations de jouir avidement du présent sans se préoccuper de l’avenir, cette philosophie plus inquiète qu’insouciante, qui cherche à s’étourdir comme si elle craignait de s’éclairer, l’origine en appartient au dernier siècle des Han. Li-taï-pé sera bientôt son interprète le plus éloquent.

En attendant et durant les continuelles révolutions qui remplissent le VIe siècle, dans l’histoire chinoise, la littérature paraît se ressentir des incertitudes de la vie publique. Tout y est hésitation, tâtonnement, réminiscence. La plus grande anarchie règne dans la prosodie ; tous les genres sont abordés, tous les sujets sont traités, mais toujours sans méthode et sans parti pris. Les auteurs semblent vouloir se dédommager de la hardiesse d’invention qui leur manque, par une prodigalité d’allusions et d’images aussi étranges pour nous que difficiles à saisir. De cette période, datent une infinité d’expressions figurées, passées à l’état de locution dans la poésie chinoise, et dont la plupart seraient vraiment inintelligibles, si l’on n’avait un commentaire pour en donner la clef. J’aurai l’occasion d’en signaler quelques-unes, en exposant plus loin les ressources particulières de la prosodie.

Sous la courte dynastie des Liang, dont le chef compte parmi les poètes renommés de l’Empire, on s’efforça de revenir à la manière antique ; on imita le Chi-king, mais la simplicité du style ne se retrouva plus. Chacun alors flotte indécis entre les innovations que sa verve lui inspire et les modèles qu’il admire dans le passé.

Les pièces empreintes de l’esprit bouddhique commencent à se montrer en assez grand nombre ; sans qu’on voie diminuer pour cela les compositions des tao-sse. Ceux-là même qui ne professent ni les doctrines de l’Inde, ni la philosophie de Lao-tseu ne laissent point que d’en ressentir parfois la double influence ; elle les conduit à ce vague quiétisme qui fait dire au poète Pao-tchao :

Aucune chose dans la vie ne mérite qu’on s’en mette en peine.

. . . . . . . . . . . .

Ne soyons donc ni tristes ni joyeux

et l’on assiste à l’introduction d’expressions nouvelles, devenues nécessaires pour rendre des sentiments inconnus aux anciens Chinois.

Telle était la situation de l’art poétique en Chine, lorsque surgit cette fameuse dynastie des Thang sous laquelle il devait atteindre son apogée...

POÉSIES DE L'ÉPOQUE DES THANG traduites du chinois et présentées par le Marquis d'HERVEY-SAINT-DENYS
I. 1. Introduction ; 2. Antiquité ; 3. Pré Thang ; 4. Thang ; II. 1. Langue ; 2. Prosodie ; 3. Stylistique ; 4. Conclusion
Poésies de Li-taï-pé, Thou-fou, d'auteurs connus, d'auteurs moins connus.
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